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Nous supposions au départ qu’un koloss était la combinaison de deux personnes en une seule. Nous avions tort. Les koloss ne sont pas le mélange de deux personnes mais de cinq, comme en témoignent les quatre tiges nécessaires à leur création. Non pas cinq corps, bien entendu, mais cinq âmes.
Chaque paire de tiges accorde ce que les kandra appelleraient la Bénédiction de Puissance. Toutefois, chaque tige déforme également le corps du koloss un peu davantage, ce qui les rend de plus en plus inhumains. Tel est le coût de l’hémalurgie.
— Personne ne sait exactement comment sont créés les Inquisiteurs, déclara Elend depuis l’entrée de la tente à l’intention d’un petit groupe qui comprenait Ham, Cett, le scribe Noorden et Demoux récemment guéri.
Vin était assise au fond, cherchant toujours à organiser ses découvertes. Humain… et tous les koloss… avaient autrefois été des gens.
— Il y a cependant de nombreuses théories sur le sujet, poursuivit-il. Après la chute du Seigneur Maître, Sazed et moi avons effectué quelques recherches, et découvert des faits intéressants auprès des obligateurs que nous avons questionnés. Par exemple, les Inquisiteurs sont créés à partir d’hommes ordinaires – des hommes qui se rappellent qui ils étaient, mais acquièrent de nouveaux pouvoirs allomantiques.
— Notre expérience avec Marsh le prouve également, ajouta Ham. Il se rappelait qui il était, même après avoir eu toutes ces tiges plantées dans le corps. Et il a acquis des pouvoirs de Fils-des-brumes en devenant Inquisiteur.
— Pardonnez-moi, intervint Cett, mais quelqu’un voudrait-il bien m’expliquer le rapport avec le siège de notre ville ? Il n’y a pas d’Inquisiteurs ici.
Elend croisa les bras.
— C’est important, Cett, car nous ne sommes pas en guerre qu’avec Yomen. Mais également avec quelque chose qui nous échappe, et qui est bien plus puissant que les soldats à l’intérieur de Fadrex.
Cett se mit à ricaner.
— Vous croyez toujours à ces histoires de dieux, de fin du monde et tous ces trucs-là ?
— Noorden, dit Elend en regardant le scribe. Veuillez rapporter à lord Cett ce que vous m’avez dit aujourd’hui.
L’ancien obligateur hocha la tête.
— Eh bien, voilà, milord. Les chiffres relatifs au pourcentage de gens tombés malades dans les brumes sont bien trop réguliers pour être naturels. La nature obéit à un chaos organisé – le hasard à petite échelle, avec des tendances à grande échelle. J’ai du mal à croire que quoi que ce soit de naturel ait pu produire des résultats aussi précis.
— Que voulez-vous dire ? demanda Cett.
— Eh bien, milord, répondit Noorden, imaginez que vous entendiez un bruit à l’extérieur de votre tente. S’il se répète de manière occasionnelle, sans schéma défini, il pourrait s’agir du vent qui fait claquer un rabat mal attaché contre un piquet. En revanche, s’il se répète avec une régularité exacte, vous saurez qu’il doit s’agir d’une personne qui cogne contre ce piquet. Vous parviendrez à faire immédiatement la distinction, car vous avez appris que la nature peut être répétitive dans ce genre de cas, mais guère exacte. Il en va de même pour ces chiffres, milord. Ils sont trop organisés, trop répétitifs, pour être naturels. Ils doivent être l’œuvre de quelqu’un.
— Vous êtes en train de me dire que c’est une personne qui a rendu ces soldats malades ? demanda Cett.
— Une personne ?… Non, pas une personne, je ne crois pas, répondit Noorden. Mais c’est certainement l’œuvre de quelque chose d’intelligent. C’est la seule conclusion que je puisse tirer. Quelque chose qui a une idée en tête et qui recherche la précision.
Silence dans la pièce.
— Et il existe un lien quelconque avec les Inquisiteurs, milord ? demanda prudemment Demoux.
— En effet, répondit Elend. Du moins, si vous pensez comme moi – ce qui, je le reconnais, n’est pas le cas de beaucoup de gens.
— Pour le meilleur ou pour le pire…, commenta Ham avec un sourire.
— Noorden, que savez-vous de la méthode qui permet de créer des Inquisiteurs ?
Le scribe parut mal à l’aise.
— Je travaillais pour le Canton de l’Orthodoxie, comme vous le savez peut-être, pas pour celui de l’Inquisition.
— Mais il devait bien y avoir des rumeurs, insista Elend.
— Oui, bien entendu, répondit Noorden. Plus que des rumeurs, en réalité. Les obligateurs les plus haut placés cherchaient constamment à découvrir d’où les Inquisiteurs tenaient leurs pouvoirs. Il y avait une rivalité entre les Cantons, voyez-vous, et… Eh bien, je ne pensais pas que ça vous intéresserait. Néanmoins, il y avait bien des rumeurs.
— Et alors ? insista Elend.
— On racontait…, commença Noorden. Qu’un Inquisiteur était la fusion de nombreuses personnes différentes. Pour créer un Inquisiteur, le Canton de l’Inquisition devait rassembler tout un groupe d’allomanciens, puis combiner leurs pouvoirs en un seul.
De nouveau, silence dans la pièce. Vin ramena ses jambes contre elle et entoura ses genoux de ses deux bras. Elle n’aimait pas parler des Inquisiteurs.
— Seigneur Maître ! jura Ham tout bas. C’est ça ! C’est pour ça que les Inquisiteurs tenaient tellement à pourchasser les Brumants skaa ! Vous ne comprenez pas ? Ce n’était pas simplement parce que le Seigneur Maître ordonnait qu’on tue les bâtards – c’était pour que les Inquisiteurs puissent se perpétuer ! Ils avaient besoin de tuer des allomanciens pour créer de nouveaux Inquisiteurs !
Elend hocha la tête depuis son emplacement à l’avant de la pièce.
— D’une manière ou d’une autre, ces tiges plantées dans le corps des Inquisiteurs transfèrent les pouvoirs allomantiques. Vous tuez huit Brumants et accordez tous leurs pouvoirs à un autre homme, comme Marsh. Sazed m’a dit un jour que Marsh hésitait toujours à parler du jour où on l’avait fait Inquisiteur, mais qu’il avait affirmé que le processus était… « sale ».
Ham hocha la tête.
— Et quand Kelsier et Vin ont trouvé sa chambre le jour où on l’a emmené pour le transformer en Inquisiteur, ils y ont découvert un cadavre. Qu’ils ont pris pour lui dans un premier temps.
— Plus tard, ajouta Vin tout bas, Marsh a dit que plus d’une personne avait été tuée là. Simplement, ce qui restait de leurs corps ne permettait pas de s’en rendre compte.
— Là encore, intervint Cett, est-ce que tout ça sert à quoi que ce soit ?
— Eh bien, ça semble vous agacer très efficacement, répondit Ham sur un ton badin. On a besoin que ça serve à autre chose ?
Elend leur lança un regard sévère.
— L’intérêt, Cett, est que Vin a découvert quelque chose il y a une poignée de jours.
Le groupe se tourna vers elle.
— Les koloss, expliqua Vin. Ils sont créés à partir d’humains.
— Quoi ? demanda Cett, sourcils froncés. C’est absurde.
— Non, répondit Vin en secouant la tête. J’en ai la certitude. J’ai inspecté des koloss vivants. L’emplacement est masqué par les replis et les déchirures de leur peau, mais ils sont transpercés par des tiges métalliques. Plus petites que celles des Inquisiteurs, et faites de métaux différents, mais tous les koloss en portent.
— Personne n’a jamais réussi à découvrir d’où venaient les nouveaux koloss, déclara Elend. Le Seigneur Maître gardait le secret, et c’est devenu l’un des grands mystères de notre temps. Les koloss semblaient s’entretuer régulièrement quand personne ne les contrôlait activement. Et pourtant, ils paraissaient toujours de plus en plus nombreux. Comment était-ce possible ?
— Parce qu’ils complètent constamment leurs rangs, répondit Ham en hochant lentement la tête. Dans les villages qu’ils pillent.
— Vous êtes-vous jamais demandé, dit Elend, à l’époque du siège de Luthadel, pourquoi l’armée des koloss de Jastes avait attaqué un village au hasard avant de venir nous chercher ? Les créatures avaient besoin de compléter leurs rangs.
— Ils passent leur temps à se balader avec des vêtements, déclara Vin, à dire qu’ils sont humains. Et pourtant ils n’arrivent pas tout à fait à se rappeler ce que c’était. Leur esprit a été brisé.
Elend hocha la tête.
— L’autre jour, Vin a enfin obtenu de l’un d’entre eux qu’il lui montre comment créer de nouveaux koloss. D’après ce qu’il a fait et ce qu’il nous a dit depuis, nous pensons qu’il s’apprêtait à combiner deux hommes en un. Ce qui produirait une créature ayant la force de deux hommes, mais l’intelligence d’aucun des deux.
— Un troisième art, commenta Ham en levant les yeux. Une troisième manière d’utiliser les métaux. Il y a l’allomancie, qui tire ses pouvoirs des métaux eux-mêmes. La ferrochimie, qui utilise les métaux pour tirer du pouvoir de votre propre corps, et puis…
— Marsh l’appelait l’hémalurgie, déclara calmement Vin.
— L’hémalurgie…, répéta Ham. Qui utilise les métaux pour tirer des pouvoirs du corps de quelqu’un d’autre.
— Génial, dit Cett. Et l’intérêt ?
— Le Seigneur Maître a créé des serviteurs pour l’aider, expliqua Elend. Grâce à cet art… l’hémalurgie… il a créé des soldats, que nous appelons koloss. Il a créé des espions, que nous appelons kandra. Et des prêtres, que nous appelons Inquisiteurs. Il les a tous créés avec des faiblesses, afin de pouvoir les contrôler.
— J’ai d’abord appris comment prendre le contrôle des koloss grâce à TenSoon, dit Vin. Il m’a montré le secret par inadvertance. Il a mentionné que les kandra et les koloss étaient cousins, et j’ai compris que je pouvais contrôler les uns comme je le faisais avec les autres.
— Je… ne comprends toujours pas où vous voulez en venir, intervint Demoux en regardant tour à tour Elend et Vin.
— Les Inquisiteurs ont la même faiblesse, Demoux, expliqua Elend. Cette hémalurgie laisse l’esprit… blessé. Elle permet à un allomancien de s’infiltrer pour prendre le contrôle. Les nobles se sont toujours demandé pourquoi les Inquisiteurs témoignaient d’une dévotion aussi fanatique envers le Seigneur Maître. Ils n’étaient pas comme les obligateurs ordinaires : ils étaient bien plus obéissants. Zélés à l’excès.
— C’est arrivé à Marsh, murmura Vin. La première fois que je l’ai rencontré après sa transformation en Inquisiteur, il paraissait différent. Et il n’a fait que devenir de plus en plus bizarre pendant l’année qui a suivi la Chute. Il a fini par se retourner contre Sazed pour essayer de le tuer.
— Ce que nous essayons de suggérer, déclara Elend, c’est que quelque chose contrôle les Inquisiteurs et les koloss. Quelque chose exploite la faiblesse que le Seigneur Maître a intégrée à ces créatures et les utilise comme pions. Les problèmes que nous avons rencontrés, le chaos qui a suivi la Chute – ce n’est pas simplement le chaos. Pas plus que le schéma des gens qui tombent malades à cause des brumes n’est chaotique. Je sais que ça semble évident, mais le plus important ici est que nous connaissions à présent la méthode. Nous comprenons pourquoi ils peuvent être contrôlés, et comment.
Elend continua à faire les cent pas, laissant des empreintes sur le sol crasseux de la tente.
— Plus je réfléchis à la découverte de Vin, plus j’en viens à croire que tout est lié. Les koloss, les kandra et les Inquisiteurs ne sont pas trois bizarreries séparées, mais trois parties d’un même phénomène cohérent. Il est vrai qu’en surface, notre connaissance de ce troisième art… cette hémalurgie… semble dérisoire. Puisque nous ne comptons pas y recourir pour fabriquer de nouveaux koloss, à quoi nous sert ce savoir ?
Cett hocha la tête, comme si Elend avait exprimé son opinion. Elend, en revanche, semblait perdu dans ses pensées et regardait fixement les rabats ouverts de la tente. C’était là quelque chose qu’il faisait souvent à une époque, lorsqu’il consacrait davantage de temps à ses recherches. Il ne répondait pas aux questions de Cett. Il exprimait tout haut ses propres inquiétudes, suivant son propre raisonnement logique.
— Cette guerre que nous livrons, poursuivit-il, n’est pas qu’une question de soldats. Ni de koloss, ni de prise de Fadrex. Il s’agit de la séquence d’événements que nous avons déclenchée par inadvertance à l’instant où nous avons vaincu le Seigneur Maître. L’hémalurgie – l’origine des koloss – fait partie du schéma. Le pourcentage d’hommes tombés malades à cause des brumes en fait également partie. Moins nous voyons de chaos, plus nous distinguons le schéma, mieux nous allons comprendre la nature exacte de ce que nous combattons – et la manière de le vaincre.
Elend se tourna vers le groupe.
— Noorden, je veux que vous changiez d’objet de recherche. Jusqu’à présent, nous supposions les mouvements des koloss aléatoires. Je ne suis plus persuadé que ce soit le cas. Étudiez nos anciens rapports d’éclaireurs. Dressez des listes et relevez leurs mouvements. Prêtez une attention toute particulière au cadavre des koloss dont nous savons avec certitude qu’ils n’étaient pas sous le contrôle d’un Inquisiteur. Je veux voir si nous parvenons à découvrir pourquoi ils se sont rendus là où ils l’ont fait.
— Oui, milord, répondit Noorden.
— Les autres, restez vigilants, déclara Elend. Je ne veux pas d’une nouvelle erreur comme celle de la semaine dernière. On ne peut pas se permettre de perdre de nouveaux soldats, même des koloss.
Ils hochèrent la tête, et la posture d’Elend signala la fin de la réunion. On emporta Cett vers sa tente, Noorden s’empressa d’aller commencer ses nouvelles recherches, et Ham s’en alla chercher à manger.
— Milord…, dit Demoux, l’air un peu gêné. Je suppose que le général Hammond vous a parlé ?
Qu’est-ce qui se passe ? se demanda Vin, soudain attentive.
— Oui, Demoux, répondit Elend en soupirant. Mais je ne crois vraiment pas que ce soit un motif d’inquiétude.
— Quoi donc ? demanda Vin.
— Il y a une forme… d’ostracisme à l’œuvre dans le camp, milady, lui expliqua Demoux. Ceux d’entre nous qui sont tombés malades deux semaines au lieu de quelques jours sont considérés avec une certaine méfiance.
— Une méfiance que vous ne partagez plus, c’est bien ça, Demoux ?
Elend ponctua cette remarque par un regard sévère des plus souverains.
Demoux hocha la tête.
— Je me fie à votre interprétation, milord. C’est simplement… qu’il est difficile de diriger des hommes qui n’ont pas confiance en vous. Et c’est encore plus dur pour les autres. Ils ont pris l’habitude de manger ensemble et de se tenir à l’écart pendant leur temps libre.
— Qu’en pensez-vous ? demanda Elend. Devrions-nous les forcer à se réintégrer ?
— Ça dépend, milord.
— De quoi donc ?
— De plusieurs facteurs, répondit Demoux. Si vous comptez attaquer prochainement, ce serait une mauvaise idée de les réintégrer – je ne veux pas que mes hommes se battent aux côtés de soldats en qui ils n’ont pas confiance. Toutefois, si nous devons poursuivre le siège un certain temps, il pourrait être logique de les forcer à se réunir. Le corps principal de l’armée aurait le temps d’apprendre à se fier de nouveau aux damnés des brumes.
Damnés des brumes, se dit Vin. Un nom intéressant.
Elend baissa les yeux vers elle, et elle devina ce qu’il pensait. Le bal du Canton des Ressources n’était qu’à quelques jours de là. Si le plan d’Elend se déroulait sans encombre, peut-être ne seraient-ils pas obligés d’attaquer Fadrex.
Vin ne plaçait pas de grands espoirs dans cette option. Par ailleurs, sans ravitaillement en provenance de Luthadel, ils ne pouvaient plus compter sur grand-chose. Ils pouvaient prolonger le siège pendant des mois comme prévu, ou bien se retrouver contraints d’attaquer d’ici quelques semaines.
— Formez une nouvelle compagnie, dit Elend en se tournant vers Demoux. Qui rassemblera ces damnés des brumes. Nous réfléchirons à l’attitude à adopter à l’égard de ces superstitions après la prise de Fadrex.
— Oui, milord, répondit Demoux. Je crois que…
Ils continuèrent à parler, mais Vin cessa d’y prêter attention lorsqu’elle entendit des voix qui approchaient de la tente de commandement. Ce n’était sans doute rien. Malgré tout, elle se déplaça de manière à se trouver entre Elend et les nouveaux arrivants, puis inspecta ses réserves de métaux. Quelques secondes plus tard, elle fut en mesure de discerner qui elle entendait parler. L’une de ces personnes était Ham. Elle se détendit quand le rabat de la tente se souleva, dévoilant Ham vêtu de son gilet et de son pantalon habituels, suivi d’un soldat fatigué aux cheveux roux. L’homme épuisé avait les habits tachés par la cendre et portait l’armure de cuir des éclaireurs.
— Conrad ? demanda Demoux, surpris.
— Vous connaissez cet homme ? intervint Elend.
— Oui, milord, répondit Demoux. C’est l’un des lieutenants que j’ai laissés à Luthadel avec le roi Penrod.
Conrad salua, bien qu’il paraisse terrifié.
— Milord, dit l’homme. Je vous apporte des nouvelles de la capitale.
— Enfin ! s’exclama Elend. Quelles nouvelles de Penrod ? Où sont les barges de ravitaillement que j’ai envoyé chercher ?
— Quelles barges, milord ? demanda Conrad. Le roi Penrod m’a envoyé vous demander du ravitaillement, à vous. Il y a des émeutes en ville, et une partie des réserves de nourriture ont été pillées. Le roi Penrod m’envoie vous demander un contingent de soldats pour l’aider à restaurer l’ordre.
— Des soldats ? répéta Elend. Et la garnison que je lui ai laissée ? Il devrait avoir largement assez d’hommes !
— Ils ne suffisent pas, milord, répondit Conrad. J’ignore pourquoi. Je ne peux que vous transmettre le message qu’on m’a envoyé livrer.
Elend jura et abattit le poing sur la table de la tente de commandement.
— Penrod ne peut donc pas faire la seule chose que je lui ai demandée ? Il lui suffisait de défendre les terres que nous avons déjà !
Cet accès de colère fit sursauter le soldat, et Vin s’en inquiéta. Elend parvint toutefois à se maîtriser. Il inspira profondément et fit signe au soldat.
— Reposez-vous, lieutenant Conrad, et prenez un repas. Je souhaiterais vous reparler de tout ceci plus tard.
Plus tard dans la soirée, Vin trouva Elend aux abords du camp, levant les yeux vers les feux de bivouac de Fadrex en hauteur. Elle lui posa la main sur l’épaule et, ne le voyant pas sursauter, comprit qu’il l’avait entendue arriver. Elle trouvait un peu étrange qu’Elend, qui avait toujours semblé un rien inconscient du monde qui l’entourait, soit désormais un Fils-des-brumes chevronné, capable d’utiliser l’étain pour affiner ses oreilles au point d’entendre approcher les pas les plus légers.
— Tu as parlé au messager ? demanda-t-elle tandis qu’il passait un bras autour d’elle, les yeux toujours levés vers le ciel nocturne.
De la cendre tombait autour d’eux. Un petit groupe de soldats Œil-d’étain d’Elend en train de patrouiller passa près d’eux, longeant le camp en silence, ne portant aucune torche. Vin revenait elle-même d’une patrouille similaire, mais autour de Fadrex. Elle faisait quelques tours chaque soir, guettant toute activité inhabituelle dans la ville.
— Oui, répondit Elend. Une fois qu’il s’était un peu reposé, je lui ai parlé plus longuement.
— Mauvaises nouvelles ?
— Essentiellement ce qu’il nous a dit tout à l’heure. Apparemment, Penrod n’a jamais reçu mes ordres d’envoyer de la nourriture et des troupes. Conrad faisait partie d’un groupe de quatre messagers que Penrod nous a envoyés. Nous ignorons ce qui est arrivé aux trois autres. Conrad lui-même a été pourchassé par un groupe de koloss et ne s’en est tiré qu’en les appâtant avec son cheval, en les envoyant dans une direction et en se cachant tandis qu’ils le pourchassaient pour le tailler en pièces. Il s’est échappé pendant qu’ils se nourrissaient.
— Courageux, commenta Vin.
— Et chanceux, répondit Elend. Quoi qu’il en soit, il paraît peu probable que Penrod soit en mesure de nous envoyer des renforts. Il y a des réserves de nourriture à Luthadel, mais si les nouvelles concernant les émeutes sont exactes, Penrod ne pourra pas se passer des soldats nécessaires pour surveiller les provisions qu’il nous enverrait.
— Donc… qu’est-ce que ça nous apporte ? demanda Vin.
Elend la regarda, et elle s’étonna de lire dans ses yeux la détermination plutôt que de la frustration.
— Des connaissances.
— Quoi ?
— Notre ennemi s’est exposé, Vin. Il fait attaquer nos messagers par des koloss cachés ? Il cherche à saper notre base de ravitaillement à Luthadel ? (Elend secoua la tête.) Il veut nous faire croire qu’il attaque au hasard, mais je distingue un schéma. C’est trop précis, trop intelligent pour relever du hasard. Il cherche à nous éloigner de Fadrex.
Vin frissonna. Elend voulut en dire plus, mais elle leva la main et la posa sur ses lèvres pour le faire taire. Il parut perplexe, mais sembla ensuite comprendre, car il hocha la tête. Tout ce que nous disons, Ravage peut l’entendre, songea Vin. On ne peut pas dévoiler ce qu’on sait.
Malgré tout, quelque chose passa entre eux. La conviction qu’ils devaient rester à Fadrex, qu’ils devaient absolument découvrir ce que recelait cette grotte d’entreposage. Car leur ennemi déployait de gros efforts pour les en empêcher. Était-ce bien Ravage qui se trouvait à l’origine du chaos qui régnait à Luthadel ? Un stratagème visant à attirer Elend et ses forces pour qu’ils viennent y rétablir l’ordre et abandonnent ainsi Fadrex ?
Ce n’étaient que des conjectures, mais ils n’avaient rien d’autre pour l’instant. Vin adressa un signe de tête à Elend pour lui indiquer qu’elle approuvait sa détermination à rester. Malgré tout, elle s’inquiétait. Luthadel aurait dû être leur refuge – leur lieu de repli. Si elle s’effondrait, que leur restait-il ?
Vin commençait à comprendre qu’il n’y aurait pas de repli possible. Pas de retraite pour mettre au point des plans de secours. Le monde s’effondrait autour d’eux, et Elend s’était engagé à Fadrex.
S’ils échouaient ici, ils n’auraient nulle part où aller.
Elend finit par lui serrer l’épaule, puis s’éloigna parmi les brumes pour aller inspecter certains des postes de garde. Vin resta seule, étudiant au-dessus d’elle les feux de bivouac avec une inquiétante sensation de prémonition. Les réflexions qui l’avaient traversée dans la quatrième grotte d’entreposage lui revinrent. Mener des guerres, assiéger des villes, se livrer à des jeux politiques – tout ça ne suffisait pas. Ces choses-là ne les sauveraient pas si la terre elle-même mourait.
Mais que pouvaient-ils faire d’autre ? La seule solution s’offrant à eux consistait à prendre Fadrex en espérant que le Seigneur Maître leur ait laissé des indices utiles. Elle éprouvait toujours un désir inexplicable de trouver l’atium. Pourquoi avait-elle une telle certitude qu’il les aiderait ?
Elle ferma les yeux pour ne pas affronter les brumes qui s’éloignaient d’elle comme toujours, laissant autour de son corps un centimètre environ d’air vide. Elle y avait puisé un jour, alors qu’elle combattait le Seigneur Maître. Comment avait-elle réussi à nourrir son allomancie de leur pouvoir cette fois-là ?
Elle se concentra sur elles pour réessayer comme elle l’avait fait tant de fois auparavant. Elle les appela, les supplia mentalement, cherchant à accéder à leur pouvoir. Elle avait le sentiment qu’elle aurait dû en être capable. Les brumes possédaient une force. Prisonnière en elles. Mais qui refusait de se plier à Vin. Comme si quelque chose les en empêchait, une forme de blocage peut-être ? Ou un simple caprice de leur part ?
— Pourquoi ? murmura-t-elle sans rouvrir les yeux. Pourquoi m’avoir aidée cette fois-là, mais plus jamais par la suite ? Est-ce que je suis folle, ou est-ce que vous m’avez vraiment accordé un pouvoir quand je vous l’ai demandé ?
La nuit ne lui répondit pas. Enfin, elle se détourna avec un soupir pour aller chercher refuge sous la tente.